Tourisme Mémoriel

2050…

Dans le hall d’accueil du Musée de la Mémoire Vive, quatre générations de femmes ayant un rapport privilégié avec le lieu sont réunies. L’aïeule, Marguerite, en fauteuil roulant, initie cet échange. Éléonore, sa fille, Julie, sa petite-fille, et Alba, son arrière-petite-fille, ont pris place autour d’elle.

2050 : Marguerite a 120 ans, elle est née en 1930.

« J’aurais dû mourir en 1943... Je n’étais qu’une adolescente alors, mais la Résistance m’a sauvée. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, j’ai oublié tant et tant de choses.... Heureusement, vous êtes là, et cet endroit, aussi, pour me rappeler ce que je ne peux plus raconter.

Je devais rendre hommage à mes frères et sœurs d’armes quand la guerre s’est finie, c’était un devoir moral à mes yeux. Obtenir des subsides pour ce projet a été difficile... Et recueillir toutes les pièces, tous les documents... Je n’ai jamais baissé les bras pourtant : ce conservatoire est ma « mission », il est toute ma vie...

Éléonore, ma fille, tu es depuis longtemps ce qui remplace le mieux ma mémoire défaillante. Et vous aussi, Julie et Alba... Si vous saviez comme je suis heureuse que vous ayez compris l’importance qu'occupe le passé dans la construction du présent...

Notre pays a bien failli être de nouveau confronté à l’horreur d’une guerre mondiale quand la Russie s’en est prise à l’Ukraine. Oui, bien failli... Mais nous n’avons assisté que de loin à la souffrance de nos voisins. Ici, en France, j’ai vu les gens oublier ce qu’est la guerre.

Je suis fière de notre musée et je veux qu’il continue à raconter les faits, tels qu’ils ont été, pour que les générations futures ne reproduisent jamais ce que le pire de l’Homme a donné en 39. Jamais.

Certains aspects de notre histoire dérangent... Eh bien, ils doivent continuer à être martelés. J’y tiens, mes enfants. Ce musée est mon héritage. Et je suis absolument certaine, malgré mon grand âge, qu’il n’est pas « passé de mode » !

Car si mes jambes ne sont plus assez solides pour me porter, ma tête est toujours pleine de ce que j’ai vécu pendant la guerre. Les images sont toujours devant mes yeux. Les cris, les sirènes, le martèlement des bottes, l’odeur des charniers... La faim. Et cette haine, tant de haine... Tout est là, comme si j’y étais encore... »

2050 : Éléonore, née en 1970, est la fille de Marguerite. Elle a 80 ans.

« J’ai dirigé le Musée de la Mémoire Vive pendant quarante-sept ans, à ta suite maman. Pendant longtemps, trop longtemps peut-être, je me suis abstenue de bouleverser son mode de fonctionnement. Préparant soigneusement mes expositions, je m’imposais de transmettre la vérité de la guerre aux jeunes générations sans grandiloquence excessive, sans jouer à interpréter ou dénaturer les événements. Montrer, témoigner de la vérité nue, dans tout ce qu’elle a de brutal, d’indécent. D’héroïque aussi.

Mais notre société a tellement changé en un siècle ! Notre rapport au temps et à la mémoire a évolué. Je pense avoir été une directrice consciencieuse, mais je n’ai pas suffisamment prêté attention aux nouveaux outils que les avancées technologiques mettaient à notre disposition. Et le musée a vieilli...

C’est grâce à toi Julie, et à tes premiers groupes d’élèves, que j’ai fini par comprendre qu’un sanctuaire ne devait pas nécessairement être figé. Au milieu des années 2020, le Musée de la Mémoire Vive a engagé plusieurs partenariats avec des écoles d’art, de cinéma et de théâtre, pour repenser nos formes de médiation.

Sous le contrôle de nos médiateurs, le numérique, la fiction, et le jeu ont peu à peu pénétré l’institution. Et l’ont pour ainsi dire dépoussiérée, sans la trahir. Nos publics entrent maintenant en interaction avec nos collections, et ces interactions suscitent chez le visiteur diverses émotions. Les émotions font vivre la mémoire : le cercle est vertueux. »

2050 : Julie, 52 ans, née en 1998 est professeur d'histoire. Elle est la fille d'Éléonore, la petite-fille de Marguerite et la mère d'Alba.

« Moi, j’ai choisi une autre voie que la vôtre pour parler d’histoire, mais l’importance que j’accorde aux enjeux de mémoire fait partie intégrante de mon travail. Je suis prof.

Bon, il est clair que mes élèves sont à un âge où l’Histoire est rarement leur premier centre d’intérêt. Ils sont tellement sollicités dans leur espace numérique ! En classe, les livres scolaires rappellent les tumultes de la guerre à l’aide de mots et de phrases qui manquent de persuasion pour des gamins : je vois bien la différence quand je programme des sorties sur sites où ils peuvent visualiser concrètement ce que l’on a évoqué en classe !

J’entends souvent dire que nos jeunes se désintéressent des enjeux du passé. C’est faux, et je suis bien placée pour le savoir. Il n’y a qu’à observer le répertoire de jeux vidéos, de films ou de séries qu’ils consomment : le récit historique y occupe une large place. Ça vous fait sourire, mais moi je suis persuadée que le divertissement, le cinéma ou le Métavers servent également les enjeux de mémoire.

Nos jeunes aspirent à une sollicitation plus riche de leurs cinq sens. L’interactivité, c’est quoi ? C’est associer la vue, le toucher, l’ouïe, et l’odorat, pour une expérience plus riche. C’est ce que le Musée de la Mémoire Vive a compris en développant des expositions immersives. Et ça marche : nous organisons chaque année au moins trois sorties au Musée, que mes élèves ne rateraient pour rien au monde. »

2050 : Alba, 26 ans est médiatrice culturelle au Musée de la Mémoire Vive

« Je confirme ! Les parcours immersifs et sensibles, ça marche ! Ça marche même très bien. Aujourd’hui, sans parler des scolaires, notre musée draine un public extrêmement varié. Les touristes affluent : le tourisme de mémoire est devenu pour nous une réalité.

Nous avons même réussi à faire sortir la mémoire des murs du Musée en proposant des parcours de randonnées immersives dans les pas de nos maquisards. Au programme, lectures de paysages, reconstitutions en pleine nature, débats, projections d’archives en plein air, rencontres holographiques : nos médiateurs ne manquent pas de ressources pour faire vivre la mémoire des conflits du XXe siècle.

Dans notre société où tout va si vite, où tout est immédiat, nous proposons à nos publics de prendre le temps. Notre offre comprend même des séjours mémoriels d’une semaine qui mêlent activités de pleine nature et expériences virtuelles immersives, grâce au Métavers. Cette temporalité de l’immersion permet aussi une assimilation apaisée des enjeux de mémoire. C’est une réussite.

Et cela ne nous empêche pas de perpétuer au Musée de la Mémoire Vive des expositions plus classiques, d’objets et de documents d’époque : l’ensemble se marie très bien.

Je t’assure, Oma, que nous nous montrons fort pédagogiques avec ces innovations, tout en donnant à nos visites une tonalité ludique. Les touristes et écoliers qui franchissent nos portes n’oublieront pas de sitôt notre musée, et surtout ce qu’ils y auront vu, touché, senti et entendu.

L’aïeule a les yeux humides. Dans un dernier murmure, elle demande : - Mon musée a donc de beaux jours devant lui ? - De beaux jours, oui, Oma. »

Scroller pour continuer
Pour une meilleure expérience de lecture retourne ton téléphone